Le tout-à-l’égout fait partie de l’arsenal des mesures déployées au milieu du 19e siècle par les tenants du mouvement hygiéniste pour assainir la ville. Pourtant, loin de faire consensus, les perspectives ouvertes par ce nouveau dispositif se heurtent d’emblée à d’importantes critiques. D’une part, celles-ci portent sur le gaspillage de nutriments qu’implique l’évacuation des latrines à l’égout à une époque où les sources en matières fertilisantes sont limitées. D’autre part, elles dénoncent l’effet délétère de ce dispositif sur les cours d’eau dans lesquels les égouts se déversent faute de systèmes performants d’épuration des eaux usées.
Le premier congrès d’hygiène, qui se tient à Bruxelles en 1852, va jouer un rôle déterminant dans l’atténuation de ces voix contestataires en présentant le tout-à-l’égout sous une forme nouvelle.
L’égout au coeur des cycles naturels
Lors de cette rencontre, Frederick Oldfield Ward, ambassadeur du célèbre réformateur anglais Edwin Chadwick, présente une allocution intitulée Circulation ou stagnation : les systèmes artériel et veineux pour l’assainissement des villes. Conformément aux grandes théories hygiénistes, il dénonce l’insalubrité liée à l’accumulation, au sein de l’espace urbain, des matières organiques en décomposition tels que les excréments. Pour y remédier, il propose de substituer aux fosses d’aisances un système d’écoulement et d’évacuation continue des matières excrémentielles.
Grâce à un vaste réseau tubulaire élaboré sur le modèle de la circulation sanguine, sa proposition vise à fluidifier les échanges entre ville et campagne : « après avoir servi aux besoins de la population, [l’eau] s’en va, enrichie de résidus fertilisants, qu’elle entraine avant qu’ils n’aient eu le temps d’entrer en fermentation. Ces engrais, elle les charrie le long des tuyaux d’irrigation, pour les déposer dans le sol ; qu’elle traverse ensuite pour entrer dans les tuyaux de drainage ; d’où elle passe enfin aux rivières. Les rivières la conduisent à l’Océan, d’où elle s’élève en vapeur sous la chaleur du soleil, pour redescendre en pluie sur la colline, pour pénétrer encore une fois dans les tuyaux de collection, et pour recommencer ainsi son vaste et utile cercle.1»
Loin de rompre les liens métaboliques entre la ville et les champs, le tout-à-l’égout assurerait leur perpétuation sous une forme plus aboutie. Dans ce modèle, l’infrastructure technique n’est pas l’antithèse de la nature, mais un moyen de de son accomplissement. Le tuyau prolonge le réseau hydrographique. Comparé aux artères assurant la circulation du sang dans le corps humain, il apparaît aussi essentiel et naturel que la pluie ou les cours d’eau. L’infrastructure d’assainissement devient, dans le modèle défendu par Ward, un maillon du cycle naturel de l’eau et des nutriments. Couplé à un système d’épandage des eaux usées, le tout-à-l’égout assurerait à la fois le retour à la terre des nutriments utiles à leur fertilisation et l’assainissement des eaux usées par filtration dans les sols avant leur rejet à la rivière. Avec ce modèle, Ward entend réconcilier préoccupations sanitaire et agricoles. Ce faisant, il rend caduques les différentes objections énoncées à l’encontre du “tout-à-l’égout”.
Ce modèle va marquer les esprits. Accueilli avec sympathie mais retenu par les rapporteurs du congrès (qui estiment qu’il est trop nouveau pour qu’ils puissent se prononcer à son sujet), il va s’imposer à Bruxelles quelques années plus tard.
Vive le tout-à-l’égout, mort à la rivière
A partir de 1857, le tout-à-l’égout est progressivement admis dans la Capitale belge. En 1866, le conseil communal adopte le projet de voûtement de la Senne proposé par l’architecte Léon Suys. Celui-ci prévoit que les pertuis de la Senne soient bordés, de part et d’autres, par deux collecteurs destinés à servir d’épine dorsale au réseau d’égout. Mais aussi, contraint par la Province de Brabant à épurer les eaux drainées par ces égouts avant qu’ils ne rejoignent la Senne à l’aval de Bruxelles, le Conseil communal va adopter un projet d’épandage d’eaux usées sur les plateaux de Haren. Des expériences d’épuration par infiltration dans les champs, menées dans des fermes anglaises avaient alors montré qu’un tel dispositif permet d’obtenir à la sortie une eau « qui n’a ni odeur ni saveur rappelant son origine 2».
En 1871, les travaux d’assainissement prévus dans Bruxelles sont achevés et inaugurés en grande pompe. Cependant, à l’aval de l’agglomération, le projet destiné à épurer les eaux usées est reporté, puis réduit à une petite expérimentation avant d’être abandonné. De fait, les eaux usées drainées par les quelque 17 775 mètres de collecteurs d’égouts, construits entre Bruxelles et Haren, et dont le débit est alors évalué à plus de 85 000m3 d’eaux usées par jour, seront évacuées sans traitement dans la Senne.
Lorsque l’infrastructure disparaît dans la nature
En incorporant le réseau d’assainissement aux cycles naturels, le modèle présenté par Ward a joué un rôle non négligeable dans l’acceptation du tout-à-l’égout.
L’application de ce modèle à Bruxelles, amputé de sa dimension “assainissement des eaux usées”, n’a pas permis de maintenir un lien métabolique entre ville et campagne. Au contraire, il a entraîné la pollution durable de la Senne par les matières excrémentielles. Suite à l’abandon du projet d’épandage bruxellois aux cours des années 1870, il faudra en effet attendre les années 2000 pour que les eaux usées de Bruxelles soient épurées par des stations d’épuration avant d’être rejetées à la Senne. Si ces infrastructures répondent (en grande partie ) aux préoccupations écologiques liées à la pollution des cours d’eau par les eaux usées, elles ne solutionnent pas la question du retour à la terre des nutriments (azote, phosphore).
Loin d’être propre à Ward ou au 19e siècle, l’incorporation des infrastructures techniques au sein des cycles biogéochimiques se retrouve aussi dans les projets d’écologie industrielle qui ont pris leur essor au cours des années 1970.
Aujourd’hui, alors qu’avec l’engouement pour l’économie circulaire ce type de représentation bénéficie d’un regain d’intérêt, il ne doit pas faire oublier que les larges systèmes d’infrastructures techniques, loin de se fondre dans la nature, ont un impact déterminant sur le milieu dans lequel ils sont implantés et que celui-ci échappe souvent aux prévisions de leurs promoteurs. La tendance à les représenter sous forme organique ne doit pas non plus masquer qu’une fois construites, ces infrastructures rigides, lourdes et dispendieuses peuvent difficilement être démantelées ou adaptées à des systèmes alternatifs et décentralisés plus souhaitables.
Le cas du tout-à-l’égout bruxellois nous invite à nous interroger : tout compte fait, est-ce une bonne idée de rejeter nos déjections dans les infrastructures souterraines ? Les égouts peuvent-il encore être perçus comme un élément sophistiqué du cycle de l’eau ?
Pour en savoir plus, venez découvrir l’exposition Oh ! Ça ne coule pas de source, actuellement à la Fonderie.
1 Ward M. F. O., 1852. « Circulation ou stagnation ? », Congrès général d’hygiène, à Bruxelles, première séance, 20 septembre 1852, discours de M. F. O. Ward (Angleterre). Bruxelles : Librairie universelle de Rozez, p. 6.
2 Ville de Bruxelles, 1866. Deuxième rapport de la commission chargée de constater les résultats des opérations de sewage en Angleterre. In : B.C.B. Séance du 17 mars, tome 1, p. 253.